Comment jouir sans posséder – Joie de Vivre
« Qu’est-ce qui fait la jouissance du possesseur, sinon la vue de ce qu’il possède ? »
UN marquis français dont Washington Irving nous a fait faire la connaissance, se consolait de la perte de son château en disant qu’il avait Versailles et Saint-Cloud pour ses villégiatures, et les allées ombragées des Tuileries et du
Luxembourg pour ses promenades en ville.
«Quand je me promène dans ces beaux jardins, disait-il, je n’ai qu’à m’imaginer que j’en suis le possesseur. Tous ceux qui les fréquentent sont mes visiteurs, et je n’ai pas la peine de les entretenir. Mes domaines sont un vrai Sans-Souci, où chacun fait ce qui lui plaît, sans ennuyer le propriétaire. Tout Paris est mon théâtre, et m’offre un continuel spectacle. Je trouve table servie presque dans
chacune des rues, et des milliers de serviteurs sont prêts à voler à mon appel. Quand ils m’ont servi, je les paye, et je n’ai plus à m’en préoccuper. Je n’ai pas le souci de penser qu’ils me volent dès que j’ai tourné le dos. Par-dessus tout, continuait le vieux gentilhomme avec un sourire de bonne humeur, quand je réfléchis à tout ce que j’ai souffert, et que je le compare à ce dont je jouis maintenant, je ne puis m’empêcher de trouver que j’ai eu une singulière bonne fortune. »
L’habitude de se sentir riche parce qu’on a développé en soi la faculté de trouver quelque chose de bon dans tout ce qu’on rencontre, est en elle- même une richesse. Pourquoi ne nous sentirions-nous pas riches en jouissant de tout ce que nos yeux peuvent contempler, lors même que d’autres en possèdent les titres de propriété ? Pourquoi ne jouirais-je pas des magnifiques campagnes qui appartiennent aux riches, aussi bien que si elles étaient à moi ? Lorsque je passe près d’elles, je puis jouir de leur vue; la beauté des plantes, des pelouses et des fleurs est à moi. Le fait qu’elles appartiennent à un autre ne peut altérer ma jouissance esthétique. La meilleure part, le paysage, le murmure du ruisseau, les pentes de la vallée, le chant des oiseaux, le lever du soleil, ne peuvent être inscrits sur aucun titre de propriété ; ils appartiennent à l’œil qui les contemple, à l’intelligence qui sait les apprécier.
Comment se fait-il que de rares personnes savent se procurer de telles jouissances, qui enrichissent la vie la plus pauvre, tandis que d’autres savent si peu jouir des conditions avantageuses dans lesquelles la richesse les a placées ?
C’est simplement une question de tempérament.
Quelques personnes sont aveugles en ce qui concerne ta beauté. Elles peuvent voyager dans des sites incomparables sans rien ressentir. Leurs âmes ne sont pas touchées -; elles ne sentent rien de ce qui met d’autres personnes en extase.
On raconte l’histoire d’une société de touristes qui faisaient un voyage dans les Alpes. Entre autres voyageurs se trouvaient une dame anglaise et un flegmatique Allemand. Le guide conduisit la société à un contour subit d’où l’on découvrait un magnifique panorama. La dame s’avança la première et dit : « Que c’est beau ! » L’Allemand vint ensuite, tomba à genoux et, se découvrant, s’écria : «Mon Dieu, je te remercie de ce que j’ai vécu pour voir ce jour ! »
« Si vous n’êtes pas riche vous-même, soyez heureux que d’autres le soient, et vous serez étonné du bonheur qui en résultera pour vous-même », disait le Révérend Dr Charles F. Aked.
N’avez-vous jamais réalisé, mon pauvre ami qui vous plaignez, combien vous êtes réellement riche ? Vous dites que vous ne possédez point de terrain, point de maison, que vous vivez dans un appartement loué et exigu. Oh ! quelle somme de plaisir vous est enlevée par l’envie ! C’est une âme petite que celle qui ne peut jouir de ce qui ne lui appartient pas en I propre, qui traverse la vie, toujours envieuse. Nous I devrions être capables de jouir de tout ce qui est agréable, sans nous soucier de ce que cela ne nous appartient pas. (Test folie que d’envier aux autres ce que nous ne pouvons pas posséder. Il nous faut apprendre à jouir de ce que nous ne. possédons pas.. Soyons comme les oiseaux qui ne s’inquiètent pas de savoir à qui appartient la campagne où se trouve l’arbre sur lequel ils construisent leur nid.
Avez-vous jamais pensé quelle petite partie du patrimoine de la communauté appartient à l’individu? Les rues, les routes sont à tout le monde ; les jardins publics, les bibliothèques publiques aussi. Les écoles vous appartiennent ; les rivières, les ruisseaux, les montagnes, les levers de soleil, les merveilles des cieux sont à nous. M. Rockefeller ne peut jouir de la chaleur du soleil ou de la beauté de la lune plus que nous ; les étoiles sont autant à vous qu’à lui. A chaque y saison, les charmes de la nature, les joies que le Créateur a répandues partout sont à vous, tout .aussi bien qu’à celui qui paye les impôts du terrain, pensez à ce que coûte à une grande ville l’entretien de ses parcs !
La fortune d’un Carnegie y suffirait à peine, et cependant vous les trouvez toujours parfaitement entretenus, sans que vous ayez à vous en occuper. Ceux qui les soignent et les cultivent sont des employés de l’Etat, qui travaillent pour vous aussi bien que pour les riches. Vous n’avez pas à les payer, ni à les surveiller ; aucun souci ne vient troubler votre jouissance. Les fleurs, les oiseaux, les statues, tout ce qui se trouve dans nos grands et beaux parcs, sont aussi bien votre propriété que celle des plus riches. Ainsi, les plus pauvres de nos villes se trouvent posséder des centaines d’acres de terrain !
Le malheur est que nous nous exagérons l’avantage de la propriété. L’esprit humain ne peut jouir de beaucoup de choses à la fois, et une existence compliquée va à fin contraire de son but.
«J’aimerais mieux être capable d’apprécier des choses que je ne puis avoir, que d’avoir des choses que je ne puis apprécier », disait un écrivain.
Robert-Louis Stevenson empaqueta un jour ses peintures et les envoya à un ennemi qui allait se
marier, puis il écrivit à un ami qu’il venait de se délivrer de son esclavage. « Je vous en prie, disait-il, ne donnez pas d’otages à la fortune. Une fois par mois, à peine, vous sentirez-vous disposé à admirer une peinture ; allez alors dans un musée.
Là, vous pourrez admirer ; et à votre arrivée tout sera en ordre sans qu’il vous en ait rien coûté. »
Pourquoi disputerais-je et lutterais-je pour entrer en possession d’une petite portion de cette terre ? La terre entière appartient à ceux qui savent en jouir. Ceux qui la possèdent directement prennent soin de ce qui m’appartient, et le maintiennent en bonnes conditions.
Pour quelques francs, je puis me rendre, en chemin de fer, dans celle de mes possessions que je préfère, et cela ne me coûte aucun effort, aucun soin ; les vertes prairies, les arbrisseaux, les statues des parterres, les belles peintures ou les sculptures sont toujours prêtes pour moi, toutes les fois que l’envie me prend d’aller les admirer. Je ne voudrais pas les avoir en ma possession, car elles nécessiteraient des frais que je ne puis faire ; de plus, j’aurais constamment la crainte qu’elles ne soient détériorées ou volées.
Tout est préparé et conservé pour moi sans aucune peine de ma part. Le peu que je paye pour l’usage des bibliothèques, des chemins de fer, des galeries de peintures, des jardins publics, est bien inférieur à ce que je devrais dépenser pour en entretenir une minime partie. La vie, le paysage, les étoiles et les fleurs, la mer et l’air, les oiseaux et les arbres sont à moi, que désirerais-je de plus ? Toutes les générations ont travaillé pour moi ; toute l’humanité me sert. Je n’ai plus qu’à me nourrir et à me vêtir.
Quelques personnes sont ainsi constituées qu’elles n’ont pas besoin de posséder les choses dont elles
jouissent. Biles ne sont pas envieuses, et se réjouissent de oe que d’autres ont de belles maisons et de la fortune, quoiqu’elles-mêmes soient pauvres.
Ward Beecher possédait cette nature large, libérale magnanime, aimante, qui permet de Jouir sans posséder. Il avait coutume de dire que c’était un vrai Saisir pour lui que de s’arrêter devant les étalages de magasins, spécialement à Noël, pour admirer tout ce qu’il y voyait ; il affirmait qu’il savait jouir de l’architecture et des sculptures des maisons printanières, comme si elles lui appartenaient, sans se soucier du nom du propriétaire.
Phillips Brooks, Thoreau, Ganison, Emerson, Beecher, Agassiz, furent riches sans argent. Bs voyaient la splendeur d’une fleur, la gloire des prairies, découvraient un roman dans le murmure d’un ruisseau, entendaient le sermon que prêchent les pierres, et trouvaient quelque chose de bon dans tout.
Ils savaient que celui à qui le paysage appartient est rarement oelui qui en paye l’impôt.
Ils s’appropriaient la richesse des prairies, des champs, des fleurs, des oiseaux, des ruisseaux, des montagnes et des forêts, comme l’abeille suce le suc des fleurs. Chaque chose dans la nature semblait leur apporter un message spécial de l’Auteur de tout ce qui est beau. Pour ces âmes privilégiées, tout était revêtu de beauté et de gloire, et leurs âmes altérées s’en abreuvaient, comme le voyageur, dans le désert, se désaltère à la source de l’oasis. Extraire la richesse des hommes et des choses pour la répandre ensuite à flots sur l’humanité altérée, semblait être leur mission.
Avez-vous jamais observé les abeilles lorsqu’elles tarent un miel délicieux de plantes peu attrayantes ?Je connais des hommes et des femmes qui ont développé en eux ce magnifique instinct. Ils font surgir le bien et le beau du plus repoussant des milieux. Ils ne peuvent converser avec les spécimens les plus pauvres, les moins attrayants de l’humanité, sans en retirer ce qui adoucit la vie et enrichit l’expérience.
Cette faculté de trouver de la jouissance partout est un don divin. Elle élargit la vie, approfondit l’expérience, et enrichit l’être tout entier.
Le secret du bonheur est dans un esprit joyeux et content. « Il est pauvre, celui qui est mécontent de tout ; il est riche, celui qui se contente de ce qu’il a », et sait jouir de ce que les autres possèdent.
« Il y a des joies qui voudraient nous appartenir. Dieu en envoie des milliers qui, semblables à des oiseaux, cherchent un asile en nous ; mais nous ne savons pas les voir, et elles ne peuvent rien nous communiquer. Elles s’arrêtent un instant sur notre toit, chantent une chanson, et s’envolent. »
